vendredi 13 mars 2009

12e semaine du départ de GÉRARD ÉTIENNE Z’L’, par Natania Etienne

Chaque semaine, la directrice des Editions du Marais, Natania Etienne publie dans l'hebdomadaire Haïti Observateur un texte en évoquant son quotidien après la disparition de son époux, l'écrivain Gérard Etienne, le 14 décembre dernier.

"Je retiens mon souffle les yeux écarquillés je regarde le grand inconnu. Danielle la jeune femme qui est rentrée en même temps que lui va s’asseoir seule. Il ne regarde pas dans sa direction. Il avance à grand pas et s’assoit à côté d’une très jolie fille Judith. Mon cœur se noie de chagrin jamais je ne pourrais m’habiller, me coiffer et surtout me maquiller comme elle jamais il ne pourra s’intéresser a moi.

Mais je n’ai pas beaucoup de temps pour m’apitoyer sur mon sort. Il se passe quelque chose de bizarre, quelqu’un prend la parole et déclare qu’il est inadmissible d’avoir une revue étudiante de la faculté des lettres avec un directeur étranger il pense que c’est illégal, un brouhaha s’ensuit, un vote et puis un grand silence. Le bureau de direction de la revue a été renvoyé.

Un des individus responsables de ce chambardement se tourne vers nous, vers ceux que Gérard Etienne avait appelé les petits jeunes et nous offre de prendre les places devenues disponibles. Ils nous offrent un poste au bureau de direction d’une revue littéraire quelle tentation!. Dans ma tête à toute vitesse se bousculent des idées contradictoires. Est-ce que je vais me sacrifier pour un inconnu? J’ai tellement envie de publier mes poèmes. Il se lève quitte la pièce et s’en va discuter ferme avec Judith Je serre les dents, j'ai envie de pleurer. Non même si ça n’est pas pour lui, c est une question de principe je ne mangerai pas de ce pain là. Je n’accepte pas l’injustice. Je me lève, je jette un coup d’œil à côté, il est debout, il parle, il ne me voit pas. Je vais partir, il ne saura même pas que j’existe, mais j’ai la conscience tranquille.

Je vais chercher mon manteau. J’ai un plan, je sors dans les escaliers mais je ne pars pas vraiment, je me mets à les descendre et à les remonter à reculons, j’ai peur que quelqu’un sorte et voie mon manège. Mais je m’obstine et je continue pendant une éternité. La porte s’ouvre, j’ai l’air de venir à peine de sortir.

Un groupe sort qui entoure Gérard Etienne, je descends en même temps qu’eux. Il y a cinq étudiants, ils veulent aller au café étudiant au Bouvillon je ne suis jamais allée là mais il faut que j’aie l’air à l’aise. Tout le monde est d’accord sauf lui, il veut rentrer chez lui étudier. Je me dis que peut-être il n'a pas l'argent pour se payer une bière, je me glisse à côté de lui et je dis : mais c’est ta fête aujourd’hui alors on te paye un pot. Il me regarde étonné et répond : non ça n’est pas ma fête. Je suis désolée qu’il ne veuille pas mentir et profiter de l’offre. Je n’ai pas d’autre choix que d’insister. Heureusement les autres m’aident et finalement il se laisse convaincre.

On nous propose une grande table ronde il fait le tour et s’installe au fond je fais la même chose pour m'assoir près de lui. Tous sont d’accord il faut que dès demain Gérard rencontre l'exécutif de l’AGEUM pour voir quel sera leur point de vue sur l’injustice qui vient de se produire. Puis on devise de choses et d’autres et les étudiants qui nous ont accompagnés manifestent de la curiosité et l'un après l’autre ils me demandent de les rencontrer le lendemain. Je m’amuse à donner aux uns et aux autres de huit heures à midi des rendez vous à U 1 la salle de rencontre des étudiants en Lettres. Satisfait ils s’en vont, nous restons seul. Pas longtemps. Un serveur s’approche et nous demande de nous déplacer, nous serions moins visibles, dit-il, derrière le poteau. Je me redresse comme une poupée mécanique, en colère et je dis à Gérard : on s’en va. Dehors c’est l’été indien il fait doux. Gérard me propose de marcher un moment. Je pense à toutes les histoires que je connais, au proverbe "à beau mentir qui vient de loin". Qui est cet étranger ? Il est si grand, si fort, si beau, je suis envoutée, mais pas au point de perdre la tête. Je lui demande :es-tu un homme libre? Il me répond sans hésitation "Oui je suis libre". Je lui demande de le jurer, il le jure. Puis il me raccompagne un bout de chemin, il faut que je me dépêche, je ne suis jamais rentrée si tard. Avant de nous quitter, il me donne rendez-vous le lendemain à midi à la bibliothèque des lettres. Je pars en courant Mon père m’attend à la porte inquiet, il ne pose pas de questions.

Le lendemain je m’amuse à rencontrer d’heure en heures tous ceux que je devais retrouver. Mais le vrai rendez-vous est à la bibliothèque, je monte les escaliers, quatre à quatre. Au moment où j’atteints la porte, il sort un cahier en main, l’air préoccupé. Très sérieux, il me déclare que désormais je suis son amie, il m'explique que c'est une expression québécoise qui veut dire que nous avons une relation exclusive. Mon cœur bat la chamarde, mais il ajoute qu’il n'a pas le temps de parler plus, il faut qu’il retourne étudier. On se parlera plus tard. Je pense en moi-même que j’aime son sérieux. Je me laisse emporter par mon destin je ne sais pas où il va me mener.

lundi 9 mars 2009

10e semaine du départ de GÉRARD ÉTIENNE Z’L’, par Natania Etienne

Chaque semaine, la directrice des Editions du Marais, Natania Etienne publie dans l'hebdomadaire Haïti Observateur un texte en évoquant son quotidien après la disparition de son époux, l'écrivain Gérard Etienne, le 14 décembre dernier.

"L’hiver 1966 avait été bien dur. Je ne m’adaptais pas au Canada. Rien ne me plaisait, je me sentais aliénée de tout ce que je croyais aimer loin des quais de Paris il me semblait que je ne trouvais pas ma place.

La Place des Vosges me manquait, là-bas quand il neigeait le gardien gardait les portes du jardin fermée pour que personne ne viennent abimer la neige et pendant deux, trois jours on vivait un silence frileux avec l’impression que les marronniers sous nos fenêtres nous appartenaient on ouvrait le vasistas dans le toit pour toucher la neige dans mon souvenir elle n’était pas plus froide que celle sur laquelle on skiait en Suisse.

Maintenant je comprenais pourquoi ce canadien que j’avais rencontré sur une patinoire à Grindelwald était venu d’aussi loin que Val d’or pour jouir des sports d’hiver : il faisait infiniment moins froid. À Montréal j’avais la sensation d’être dévorée par la température glaciale. Dans ma nostalgie je rêvais à mes longues marches dans le Marais où chaque maison avait une histoire. Ici les immeubles ressemblaient a des cubes sans caractères la brique rouge me blessait les yeux à Paris sur ma Place la brique était rose. Les toits plats me paraissaient ridicules dans un climat où la neige s’accumulait à des hauteurs vertigineuses. Je vivais en me plaignant tout le temps de tout et de rien.

Au Québec la fièvre politique ne bouillonnait pas encore tout était trop calme pour moi. Les samedis après midi j’allais avec Ida une vieille amie de ma tante qui avait été avec elle à Auschwitz, visiter une de leur compagne Zelma qui avait craqué mentalement, à l’aile psychiatrique de l’hôpital juif, en sortant elle répétait semaine après semaine avec une fêlure dans la voix : «Natania il faut regarder une marche en-dessous puis prendre son courage à deux mains et continuer à vivre» quand plus tard je décrivais cet environnement à Gérard ETIENNE il s’en inspira pour écrire un chapitre dans «Une femme muette» j’étais bien loin de m’imaginer à cette époque qu’au même endroit je perdrai mon père, puis mon mari et que là naîtrait notre petite fille. Mais j’anticipe.

J’allais au Collège Marie de France une école de jeunes filles, bon chic bon genre où les autres élèves étaient soit des enfants de diplomates ou des filles de la bourgeoisie québécoise. Mes parents avaient immigré avec la bibliothèque, six mille livres dans trois containers et à peine une valise par enfants je n’étais pas habillée pour le climat une amie de la famille m’a prise en charge et emmenée chez Eaton, là j’avais carte blanche me dit-elle je pouvais acheter ce que je voulais le problème c’est que je ne m’intéressais qu’à mes livres je n’avais aucune idée de ce qui était à la mode je lui ai dit de choisir pour moi elle n’était pas beaucoup plus douée que moi sur ce chapitre, orpheline de guerre elle n'avait pas eu de jeunesse et n’avait pas d’enfants, alors elle a demandé conseil aux vendeuses de ce grand magasin où la clientèle de l’époque était surtout anglophone je suis sortie bardée d’uniformes de High School robes chasuble bleue marine et chemisiers blanc, couvres souliers en caoutchouc comme en portait les petites filles du primaire. Au moment de payer à mon grand étonnement la dame qui la servait lui a appris à faire un chèque par-dessus son épaule j’ai pris la leçon en même temps.

En arrivant au collège j’ai vite compris que ma nouvelle collection était démodée mais il fallait plus que ça pour me décourager, d’ailleurs les filles qui voulaient me parler de leurs problèmes familiaux, de Mao ou de l’indépendance du Québec n’avaient cure de la façon dont j’étais habillée. Les autres celles qui couraient les magasins ne m’intéressaient pas. J’étais surtout heureuse d’écrire dans le journal du collège.

Le printemps ne voulait pas venir dans ce pays. Un jour déchainée j’ai pris une pelle et j’ai déblayé la moitié du jardin en arrière de notre maison quatre heures de pelletage sans interruption ma mère me regardait du balcon en silence. Après ça tous les membres endoloris je me suis tombée écrasée de sommeil, à ma grande surprise deux jours plus tard le soleil a fait le reste du travail alors je me suis demandée s’il valait la peine d’être fâchée contre la pluie, la neige, la couleur du ciel ou celle des maisons, s’il fallait que la météo contrôle ma vie ou si je pouvais trouver à l’intérieur de moi les ressources nécessaires pour accepter que Paris, Montréal ou San Francisco ce qui était surtout important c’était de regarder la vie avec des lunettes roses et de ne pas me laisser écraser par les lieux où le destin pouvait me mener.

J’étais en terminale une élève se lève agitée elle craint dit-elle que les chinois n’envahissent le monde, je me retiens pour ne pas rire on est en 1967 les chinois sont derrière leur muraille…tout à coup un groupe de jeunes frappent à la porte ils viennent disent-ils vendre des billets pour un très bon spectacle. «Les justes» de Albert Camus, mise en scène de Gerard Etienne pratiquement tout le monde lève la main pour acheter des billets. Mais moi je ne fais pas comme tout le monde, je donne des leçons de français, j’ai un peu d’agent de poche mais je n’aime pas faire le mouton, je n’irais pas. Je ne sais pas que je viens de manquer l’occasion de rencontrer l’homme de ma vie…."