Dans le cadre de la commémoration du Mois des Noirs, lors de l'événement "Mots d'Amour en Black" qui se tenait à la Saga St-Denis - événement auquel ont participé "Les Editions du Marais" - la conjointe du regretté Gérard Etienne a lu un témoignage poignant sur les dernières heures de vie de l'écrivain.
Voici un extrait de ce texte, qui fait partie d'une série publiée chaque semaine dans l'hebdomadaire Haïti Observateur :
"Veuve, est-ce possible d’être veuve de GÉRARD ÉTIENNE Z’L’?
Il y a 35 ans quand nous avons eu notre premier enfant, il s’est fait refuser une assurance vie. Nous savions tous les deux qu’il vivait sur du temps emprunté, nous étions habitués. Les enfants et moi étions seuls à savoir à quel point il était fragile. Nous partagions ses angoisses : manger, ne pas manger, chaque bouchée avalée ou non était un enfer.
Il y a 35 ans quand nous avons eu notre premier enfant, il s’est fait refuser une assurance vie. Nous savions tous les deux qu’il vivait sur du temps emprunté, nous étions habitués. Les enfants et moi étions seuls à savoir à quel point il était fragile. Nous partagions ses angoisses : manger, ne pas manger, chaque bouchée avalée ou non était un enfer.
Les jours ont passés, il écrivait, j’écoutais ses pas lents dans la maison. Il avait lâché la marchette depuis quelques jours, je surveillais ses allées et venues inquiète qu’il ne tombe et se blesse. J’aurai voulu ne plus aller au travail juste rester avec lui vingt quatre heures sur vingt quatre je n’osais plus aller à la poste de peur de je ne sais quoi simplement me disais-je pour qu’il ne soit pas seul, mais il me répétait qu’il fallait que j’aille travailler. Je partais à la dernière seconde, en route on se parlait vingt cinq mille fois.
Il vivait au rythme d’HAITI et de son écriture, je répétais en riant que je n’étais que sa deuxième femme, la première étant son pays. Mon D_IEU quel pays ingrat ! Mais il ne voyait pas ça il rêvait de son rêve fou d’un pays vivable pour les autres. Pour sa dernière sortie il pleuvait le vent soufflait je courais au milieu de la rue pour qu’il ne subisse pas les chocs des bosses sur le trottoir. On revenait de la synagogue, la marchette (celle que j’appelais sa Cadillac) accrochée aux poignées de la chaise roulante, les livres qu’il tenait à emporter pour poursuivre ses réflexions, ses objets de prières. Je l’avais enrobé dans un sac de plastique, ayant un sac aussi sur mon chapeau le tout volant au vent mauvais il était assis heureux confiant que je pouvais le mener au bout du monde. Ceux qui nous auraient vu nous auraient pris pour deux fous, mais ça ne nous inquiétait pas on s’aimait et la vie était là on avait vingt ans. Il était question d’appeler la bonbonne d oxygène «Juliette» mais on n’a pas eu le temps de l’apprivoiser.
Inspiré par ses échanges sur Haitianpolitics il avait repris sa thèse voulant que je la publie. Il écrivait le jour, durant la nuit je l’écoutais respirer terrorisée, passe ta main sur ma tête disait-il dans le noir et je tombais endormie dépitée de n’avoir pas pu le faire toutes les heures où il cherchait le sommeil. Il ne s’accordait pas de répit, accroché aux rampes d’escalier il faisait le dernier marathon de sa vie, cherchant son souffle. Arrivé en haut il s’enfonçait recroquevillé dans la chaise de la cuisine, je lui faisais du charme cherchant à le faire manger, on était en route pour gagner il avait pris du poids il était passé de 105 livres à 112. Il n’avait pas d’appétit alors j'essayais d’inventer toutes sortes de combinaison pour lui faire prendre du poids.
Le dernier vendredi il a enlevé son tube d’oxygène pour faire son fameux riz aux calalous est-ce que j’aurai dû lui dire mon secret que je gardais depuis 41 ans ? Quand je lui ai dit que je pouvais faire du riz il m’a longtemps regardé, sans un mot étonné. Je ne voulais pas dire que je pouvais vivre sans lui, juste que je pouvais l’aider. Samedi matin il s’est levé normalement, il voulait descendre pour lire, mais j’ai proposé qu’on reste ensemble le plus longtemps possible, il m’a regardé et m’a dit : «si tu parles et tu me racontes des histoires, je vais rester dans le fauteuil » Alors j’ai parlé, parlé pour défier le temps, j ai lu à haute voix le journal et il m’a écouté avec patience commentant très sérieusement comme d'habitude. Il a voulu se lever a failli tomber je me suis jetée sous lui pour qu’il ne se blesse pas. Puis notre petite fille est arrivée avec sa maman il a souri assis avec elle il l’a écoutée chanter des chants en hébreu il était si fier de son intelligence et de son élocution il lui a dit «ce soir après le sabbath je jouerais au piano et tu chanteras» [...]
Crédit Photo : Dan Rosenberg
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