mardi 7 avril 2009

15e semaine du départ de GÉRARD ÉTIENNE Z’L’, par Natania Etienne


Chaque semaine, la directrice des Editions du Marais, Natania Etienne publie dans l'hebdomadaire Haïti Observateur un texte en évoquant son quotidien après la disparition de son époux, l'écrivain Gérard Etienne, le 14 décembre dernier.

"Fin Mars 2009 heureusement il pleuvait aujourd’hui sur Ottawa. Je n’aurais pas pu retourner sur les traces de Gérard ÉTIENNE s’il y avait eu du soleil. J’ai du mal à supporter le beau temps sans lui. Mon premier voyage seule depuis des lunes. Je n’ai trouvé ni Jocelyne, ni Edwige tant pis, je dois confronter la vie il me l’a demandé. Solitaire … Deux garçonnets veulent m’écouter parler de lui, ils sont contents ils repartent pleins d’histoires et je suis rassérénée. Des rencontres, des larmes qui perlent….mais retournons en 1967.

Il est sorti spécialement de la bibliothèque pour rencontrer Atara mon aînée. Je les ai laissés ensemble sur le bord du trottoir de l’avenue Maplewood. Je me disais : « Il va la conquérir j’en suis sûr ; elle va oublier toutes les méchancetés qu’elle a entendu sur lui. ». (Que je suis naïve. Je ne comprends pas cette méchanceté que je crois gratuite à l’époque) Je rentre à la maison le cœur battant. Mon père arrive essoufflé : « Devine dit-il avec qui j’ai vu ta sœur? Avec qui? Avec un homme. Un étranger… » Je le regarde le cœur brisé incapable de lui dire : « Cet homme il est mien ! ».

Plus tard je m’échappe et je cours chez Gérard. Il me parle avec passion d’Obrénovitch, la psychiatre qu’il décrira dans son roman « La Pacotille ». Elle l’a aidé à se comprendre, il était révolté contre lui-même, contre ce qu’il appelle sa lâcheté. Il a aidé et pardonné un Haïtien venu de Port-au-Prince, qui lui avait fait un mal fou. Cependant lorsqu’un coup de fil est venu alerter ce dernier que sa femme le trompait en Haïti, Gérard n’a pas pu tolérer la détresse de cet homme qui a décidé par la suite de retourner dans son pays pour surveiller sa femme. Gérard l’a consolé, l’a encouragé et a partagé avec lui le peu de sous qu’il a gagné en se brûlant les mains à l’usine de plastique. «Je suis un lâche a-t-il dit à Obrénovitch, j’aurai dû le mettre dehors au lieu de le nourrir. Cet homme me déteste. S’il pouvait, il m'assassinerait». (Quelle violence !) Et la psychiatre lui a répondu : « si vous n’aviez pas reçu et aidé cet homme vous ne seriez pas Gérard Étienne. »

Moi aussi je veux aller chercher l’aide d’un psychiatre. Gérard Étienne a bien dit qu’il ne veut pas d’une famille qui ne l’accepte pas. Et moi qu’est-ce que je veux? Les services de médecine et de psychiatrie sont gratuits à l’université de Montréal pour les étudiants. Je prends le rendez-vous le plus rapide. Je suis déçue, ça n’est pas Obrénovitch. Tant pis, il faut que je me libère de mon secret. J’aime deux hommes mon père et Gérard ÉTIENNE et ils sont incompatibles : deux mondes, deux visions, deux rêves. Je suis perdue. Le médecin me regarde puis me déclare qu’avec un père rabbin comment puis-je expliquer que je puisse être attirée par un noir. Ça sera dit-il le sujet auquel je dois réfléchir pour la prochaine session. Je ne sais pas encore répondre aux agressions, je les absorbe et je réponds dans ma tête en silence pendant des heures. Ce gars-là est fou. Je me pose la question : quel est le rapport entre le fait que je me sens divisée entre mes deux amours et le fait que Gérard est noir? Oui, il est noir, il est beau, son regard est plein de lumières. Sa bouche ourlée, son crâne lisse, son menton à la fois volontaire et doux, ses yeux en amande me font penser à Toutankhamon, le petit pharaon, qui ornait ma chambre place des Vosges. Je comprends que mes parents veuillent que je préserve notre lignée qui remonte directement à Dov le Maguid, mais qu’un étranger non juif n’aime pas l’idée de mon amour pour Gérard, ça me dépasse je croyais jusque là le monde extérieur en dehors du ghetto juif tellement ouvert et moderne….

Je prends un rendez-vous avec Obrénovitch, elle saura me répondre sans préjugés. Effectivement, je vois dans ses yeux son humanité, elle rejette du revers de la main mes réclamations à propos de son collègue. Noir pas noir là n’est pas le problème……fidèle à son style elle répond à mon questionnement par une affirmation lourde de conséquences : « Vous êtes assez forte pour faire face, la réponse est en vous…… » Et elle affirme n’avoir plus besoin de me rencontrer….Il me faudra six ans pour trouver la réponse, que d’aventures entre temps.

La mode est mini, ultra mini mais elle ne tient pas compte du fait qu’à Montréal il fait un froid de canard. Gérard a une fièvre de cheval, il n’a pas de foulard pour se protéger de l’air glacial. Il ne manquerait pour rien au monde une présentation. Il doit parler dans la classe de création littéraire de Monique Bosco. Il a aggravé son état mais il est heureux d’avoir reçu des remarques positives et encourageantes sur son écriture. Il a trop de cran pour se plaindre, il a fait rire toute la classe quand il est arrivé à la faculté avec un de mes petits tabliers de coton brodé tenant lieu de foulard et lui recouvrant le visage. Je n’ai pas envie de rire, j’ai la gorge serrée quand il me conte comment tout son corps était raide, gelé et souffrant, «le maudit corps» comme il dit, qui ne veut pas être aussi fort que sa volonté.

Qu’est-ce que je peux faire je suis une immigrante sans diplôme, sans le sou?"

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