lundi 26 novembre 2007

"Aquarelles", de Lélia Young, selon la revue Francofonia

Après Entre l’outil et la matière (1993) et Si loin des cyprès (1999), Lélia young nous offre son troisième recueil dont on distingue l’intelligence infinie de la mise en scène, de la mise en place qui développe une mosaïque conviant le lecteur à voir le monde tel qu’il apparaît à la poétesse, tel qu’elle nous le propose.

En fait, ce qui nous est donné à lire dans une pulsion poétique pour dire l’inquiétude et l’angoisse d’un moi déchiré face aux bouleversements et aux perturbations marquantes qui rendent la vie de plus en plus instable et dure s’annonce dès le premier poème.

Ainsi, «L’œil posé sur les méfaits du temps» (13), sa voix, dans ses à-coups et ses saccades, témoigne avec délicatesse d’un féminin inquiet, incertain mais en quête de sens, de paix et d’harmonie, tout troublé qu’il soit.

Cette quête prend des allures parfois souffrantes et déchirantes qui forcent l’admiration, tellement sa recherche, voire sa dénonciation, autant formelle que thématique, sort de l’ordinaire.

Comme elle invite le lecteur à ne pas regarder dans sa direction parce qu’elle se situe dans un autre ailleurs, elle l’exhorte aussi à déplacer toute convention et toute réserve pour la suivre dans ses déplacements et ses errances à travers différents lieux de mémoire et d’espaces réels ou mythiques pour saisir la complexité de «ce nouveau siècle balafré de violence/[qui] ne comprend pas le pan de sa quête» (37). C’est que pour elle, le monde de la terre est en péril «voilé par le casque budgétaire» (34) dont l’équilibre brisé renforce la tragédie d’«Un vingt-et-unième siècle pendu à son cou/tel un collier de sangsues à l’aurore de l’horreur». (15)

Entre douleur et conscience

La parole de Lélia Young est de rigueur. Entre douleur et conscience, son cri morcelé envahit l’œuvre comme un appel contre la barbarie, inscrivant son désarroi et sa déception devant la dérive du temps où la guerre des religions et des civilisations apparaît comme la honte de l’humanité.

Cette prise de parole de l’être féminin qui prend des airs d’engagement, d’évocation de malaises régnant partout révèle profondément qu’elle médite sur sa relation avec le monde qui l’entoure et s’interroge en son for intérieur sur l’angoissant déclin des êtres et des choses : «C’est l’ère du chaos religieux/de l’humanité foulée aux pieds/d’un honneur de façade/C’est l’ère des charognards/qui saignent professeurs et étudiants/Un festin de vautours/Le lieu de connaissances/offre du gaz carbonique au savoir/répond aux ordres/et répand le mensonge» (58).

En fait, animée par la passion de dénoncer ce qui la gêne et la dérange, elle ne ménage pas ses mots et stigmatise une critique sévère contre le conservatisme hypocrite, cherchant à tout dire dans une forme de chaos sensible à l’image de l’énumération : «La lâcheté ne connaît/ni l’univers du pourquoi ni celui du comment/tous deux voilés par la supernova du qui et du quoi/La terre entière habite un tome/qui observe les draps du mensonge». (46)

C’est ainsi qu’avec ses mots et les cris de son cœur, elle répond à une exigence intérieure pour faire de sa poésie un acte essentiellement personnel et intime.

La poésie comme un exutoire

Elle écrit à partir de sa vie, s’inscrivant dans le passé et dans le monde présent avec ses souvenirs, ses découvertes, ses expériences, ses désirs, ses rêves et ses avancées en tant que poétesse engagée en quête de la reconnaissance du respect et du droit à la dignité humaine.

Pour elle, la poésie est d’abord un véritable exutoire, une activité créatrice enrichissante qui libère et apaise. Sa poésie porteuse d’émotions, de langage, d’images, d’interrogations, de doutes, de certitudes, de rêves et d’espoirs fait entendre l’essentiel de cette voix féminine investie d’une puissance parlante qui reflète des champs du réel et de l’imaginaire. Cette dimension de l’expression poétique appelle à une méditation en pensées et en paroles de ses conditions d’existence et de son sens. Et comme elle se considère «fugitive comme le temps/entamé par les plaies qui fustigent l’innocent» (43), elle refuse de vivre dans la mesquinerie et de poursuivre la bêtise humaine.

Cependant, elle éprouve du ressentiment, de l’indignation et de la colère à l’égard de cette situation tragique où des milliers d’êtres déplacés, arrachés à leur terre natale, fuient le génocide, la haine raciale et se lancent dans un cri de l’exode. Son aptitude à la sensibilité, au dévoilement des êtres et des lieux est annoncée et révélée à travers le drame que vit la femme du Darfour, présentée comme une «Femme aujourd’hui hagarde en fuite sur un sol aride/Femme meurtrie par le feu des milices», porteuse du sida qui, «semé en [son] sein, calcine [ses] racines et aliène leur tronc dans le viol de [sa] terre». (13)

Dans l’écriture poétique de Lélia Young, on découvre cette volonté de dire les choses telles qu’elles sont, sans faire faux bond à tout ce que l’existence comporte d’indicible et d’insaisissable.

Pour exprimer la souffrance

Immergée dans un processus de création poétique aussi exigeant qu’intense, la poétesse se range du côté des opprimés, des désespérés, des laissés pour compte et des damnés de la terre, comme en témoignent les vers suivants : «Je suis avec ceux qui souffrent/lorsque la lèpre se love/Avec eux loge le rêve/qui sonne dans l’inconçu/La musique jamais née/dans le châlit de sa chanterelle» (57).

À la fois sensible et attentive, rejetant la fausseté et le mensonge, elle pose l’écriture comme une nécessité absolue pour révéler plusieurs facettes de sa personnalité. Elle se montre tout de même capable de plus de profondeur et de générosité, donnant ses «mots aux affamés/dont les pleurs coulent/sur les torrents cascadés/de cageots de souvenance». Elle ajoute aussi qu’elle dédie ses mots «à ceux qui inscrivent l’éternité dressés comme une barricade/contre la montée en graine des pilleurs de l’aube». (32)

Force est de reconnaître que la poétesse propose son interprétation et sa propre lecture de l’Histoire contemporaine, qui confère à son écriture un sens nostalgique révélant douleurs et amertumes, mais aussi une force intérieure transformant ainsi l’écriture du temps dans l’appel d’un autre regard.

Un regard sur le monde

La vie réelle est assez ahurissante à son goût et elle a choisi la poésie envers et contre tous pour exposer ses idées et ses prises de position. Au lecteur de décider s’il veut s’y engager avec elle pour le meilleur et pour le pire. À vrai dire, loin d’une poésie espacée ou abstraite, le lyrisme foisonnant qui domine dans ce recueil confirme qu’elle est et demeure poétesse vivante, souvent le vague à l’âme, écoutant les bruits du monde et observant l’écoulement du temps fidèle à ses propres convictions : «Le poète n’est pas morte/Elle est dans le feu qui clame ses couleurs/couvert de ronces/ses flammes hantent le vent/l’idéologie monétaire/et la férocité de l’histoire qui racle l’humanité». (40)

Dans cet univers ouvert à la contemplation et à la méditation, Lélia Young se questionne sur ses hésitations et ses incapacités qui trahissent son malaise face aux pollutions des idées et aux atrocités humaines répandues à travers les siècles. Cependant, si elle n’a d’autre vocation que celle de recourir au rythme, à la musique des mots pour traduire l’intensité d’une vision poétique du réel, elle se crée aussi «des ailes d’acier/pour se consacrer un chemin de rêve» (36).

Vers une quête d'équilibre

Ainsi de suite, le chemin de la parole se poursuit volontairement à travers la recherche d’une nouvelle forme d’expression dans laquelle la poésie interroge la fusion possible des contraires. De ce regroupement entre le poème en français, en anglais et la prose émanent un désir et une volonté de la poétesse de développer un médium artistique multiforme qui crée une certaine complémentarité, voire une inter-relation entre les divers genres d’écriture.

Le propre de sa démarche, c’est de dépasser le binaire et le dualisme pour exprimer à travers une forme esthétique toute originale caractérisée par une narration semi-abstraite, l’effervescence de cette rencontre entre un tourbillon d’images et différents moyens d’expression poétique.

En fait, cette union conjuguée à un mode d’appréhension et d’interprétation particulier tend à une quête d’équilibre, de lumière, de couleur, de temps et d’espace pour explorer l’harmonie ou la dissonance qui se trouve au cœur de toute création artistique.

Il faut dire qu’une sorte d’envoûtement nous gagne en lisant les poèmes de Lélia Young. En fait, par la solidité de l’expérience humaine, son recueil est d’une richesse formidable, d’une rare acuité et d’une certaine façon, très audacieux dans la mesure où, dans son élan poétique, elle impose avec une obstination constante un «je» omniprésent.

Une force centripète qui ramène l’univers entier en soi, qui confère un sens et une substance à la prise de parole d’engagement de quête identitaire, d’invocation nostalgique et d’exaltation de ses rêves, de ses désirs et des réminiscences de sa vie personnelle. C’est tout un passage qui s’ouvre dans la profondeur du monde grâce à une voix éclatée et des images absolument étonnantes ou saugrenues. Ce qui témoigne de la force et de la grâce de cette somme poétique d’un être féminin aux prises avec les dualités nécessaires pour entreprendre les risques d’un projet insurmontable.

Dans ce recueil qui se présente comme un acte puissant d’évocation éclairé par l’émotion humaine, et la qualité musicale des mots, la puissance visuelle des images s’ordonne autour de plusieurs schémas distincts. L’un est un état permanent de remémoration à l’infini de la blessure et du déchirement de son être, dans lequel elle élève sa voix pour dénoncer la bêtise humaine, les déceptions successives, les vaines attentes, les injustices flagrantes, les souhaits avortés et les mots qui brûlent.

Un appel à la tolérance

L’autre est l’évocation de son appartenance religieuse, de son enfance ainsi que de son adolescence dont subsistent souvenirs, odeurs, couleurs et sons venus du pays natal. «J’ai laissé ma jeunesse au bord d’un escalier/et je m’en suis allée» (29), affirme-t-elle avec une douceur nostalgique. Quant à sa foi, elle conjugue à la fois judaïté et africanité : «Mon peuple éparpillé sur les branches de chêne/[…]/rappelle l’Afrique jetée dans les bras d’Israël» (15). Toutefois, elle est farouchement opposée au conflit israélo-palestinien qu’elle considère comme une aberration historique : «Sur la terre des enfants d’Abraham/l’espoir d’un terrain de sauvegarde/est devenu une arène de destruction» (61). Sa tunisianité est aussi fortement représentée car elle constitue un contrepoint à la blessure intime et sert de ressourcement identitaire. Il y a une nécessité vitale chez elle, quand ses «mots trébuchent non rassasiés», de recourir à son «patelin de jasmin» (63), pour transcender la blessure du temps présent dont l’appel apparaît saisissant au jaillissement pur de mélancolie et de nostalgie : «Aujourd’hui est dans le tumulte/Retourne d’où l’aube t’a tirée/Ramasse les miettes égrenées/Elles jalonnent ton chemin» (26). Le recueil contient également des confidences inattendues qu’il faut, tant bien que mal, décoder mais qui saisissent par la profondeur sentimentale qui accroît l’importance de cette vérité amoureuse, annoncée et révélée tout sincèrement, tout simplement : «Je suis pleine de ton corps de tes gestes/de tes mots dans le chaos de ta nuit». (14)

Il reste que ce recueil se présente comme une réflexion fondamentale sur l’exil que la poétesse connaît en terre canadienne et qui n’annonce pas le vide. C’est que ses mots d’exil sont porteurs d’un sens plein qui transforme son écriture issue de la brisure et d’un temps marqué d’incertitudes et de dures réalités en un cri d’indignation et de dénonciation visant à mieux témoigner de son expérience et à exprimer l’universel par la perception singulière qu’elle a de la vie.

Et comme pour elle l’essentiel demeure d’atteindre «la paix qui est à l’œuvre» (21), elle répète même plusieurs fois le mot paix pour que le lecteur pénètre avec elle dans les sensations vives que ce sentiment procure, pour qu’il saisisse la grâce humaine de vivre dans un monde de respect et de tolérance qui lui-même change et varie suivant ce que la grandeur du partage offre à tous et à chacun : «Il fait bon vivre ici/quand la paix sonne aux portes des veillées/que la parole génère le jus pressé de demain/et que le respect tend la main à la nef/Qui lui sert de voilier» (19). Ceci dit, l’expression du cheminement personnel de la poétesse l’amène à vouloir faire entendre des implications existentielles de son histoire passée et présente ainsi que son devenir dans la mouvance du temps. Pour traduire aussi le regard de l’être féminin devant sa propre quête de vérité et d’évolution humaine. Et surtout pour inscrire sa volonté de s’affirmer, d’agir et d’être «comme la fleur qui s’ouvre le matin/enchâssé dans l’humeur docile du jour/prête à tendre ses pétales sur l’épaule de l’air». (20)

Par ce recueil, Lélia Young confirme encore une fois qu’elle est poétesse de la vie, de la paix et de l’écoute. Si sa poésie s’impose à ce point, c’est que l’appel à vivre ou encore le plaisir de vivre et d’attendre l’autre, de penser à l’autre et à soi dont elle parle touche à tout le possible des êtres qui se mettent à écouter le cœur du monde, à chercher en soi comme en l’autre l’équilibre précaire, l’acceptation et le respect des différences qui convertissent la paix en une lumière vivace, présente à tout temps, comme des mots à prendre pour mieux vivre.

Lélia Young. Aquarelles . La paix comme poème, Éditions du Marais, 2006, 66 p.

source : francofonia

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